La Nuit du Piano
Debussy – La Mer, Prélude à l'après-midi d'un Faune
Rachmaninov – Suite pour 2 pianos n°2, op.17
Ravel – Ma mère l'Oye, La Valse
Pascal Rogé • Elena Font • Akiko Ebi • François Chaplin • Johan Schmidt, pianos
Sous les arcades de Cimiez, dix mains virtuoses se relayent pour dessiner une fresque sonore : houle impressionniste de Debussy, tourbillons slaves de Rachmaninov, puis éclats décadents de la Valse ravélienne. Le Jardin féérique, qui conclue Ma mère l'Oye, demeure un moment d'éternité inoui, ensorcelant, se déployant comme un éventail infini pour atteindre une manière d'éblouissement serein et lumineux. C'est l'une des plus grandes pages de toute l'histoire de la musique.
90 minutes d’immersion où la nuit respire au rythme des marteaux et des cordes. Place assise, ciel ouvert : réservez vite !
Le 22 juillet dernier, notre Festival s’ouvrait sur Ravel (2 Miroirs, Ma mère l’Oye, Boléro), il se referme ce soir sur Ravel (Ma mère l’Oye, encore et toujours, avec son lumineux Jardin Féérique, et La Valse).
Ce n’est pas tout à fait un hasard.
En cette année 2025, nous fêtons le 150ème anniversaire de la naissance de ce génie absolu (né en 1875 donc. Le 7 mars, pour être précis).
Mais cette soirée de clôture célèbre également la mémoire d’un autre homme. Un autre grand homme : Aldo Ciccolini, immense pianiste et pédagogue non moins remarquable qui forma - entre autres - Akiko Ebi (que nous entendons ce soir) ainsi que Marie-Josèphe Jude, présidente de l’Académie et de notre Festival.
Je me souviens d’un jour où, en voiture, j’allumais la radio (France-Musique) pour accompagner ma route : la Suite Bergamasque de Debussy était au programme. J’étais… stupéfait. Moi qui, encore tout jeune homme, éprouvait quelques difficultés à pénétrer le monde pianistique de Debussy, je découvrais un univers de lumière (de lumières), de clarté, où l’extrême précision ne faisait que renforcer la poésie du propos. D’autres versions entendues ne m’avaient jusqu’alors laissé qu’une impression de flou, d’instabilité, une impression de brume où l’arche musicale ne se dessinait pas forcément. Mais là !... Je redécouvrais Debussy, dans ce jeu perlé, dans cette assise bien ancrée dans le clavier et pourtant toujours aérienne. Mais qui était donc ce pianiste fabuleux ? La désannonce me l’apprit : c’était Aldo Ciccolini.
Ce napolitain de naissance, formé dans sa ville natale par un élève de Busoni, avait choisi un jour de venir à Paris, rencontrant Cortot, Yves Nat et Marguerite Long. Il restera à Paris, se faisant naturaliser français à la fin des années 60. Virtuose accompli, il servira admirablement Franz Liszt, mais aussi Rachmaninov, Scarlatti, Albéniz (Iberia), Granados (Goyescas) ou Janáček. Mais c’est évidemment la musique française qu’il magnifia avec une grâce, une élégance infinies : Satie (dont il grava par deux fois l’intégralité de l’œuvre pianistique), ce Debussy qui m’avait tant ébloui, Saint-Saëns, César Franck ou Vincent d’Indy. Il s’aventura même en des terres jusqu’alors peu fréquentées : Massenet (qui joue du Massenet, même encore aujourd’hui ?), ou ce Déodat de Séverac qu’il aimait tant.
Alain Cochard, dans un article en hommage à Aldo Ciccolini, a résumé de manière parfaite la colonne vertébrale qui animait (structurait) l’artiste : « Entre le concert et le disque, Ciccolini n’établissait pas de différence fondamentale, toujours mû par la même impérieuse exigence envers le texte musical : ‘’L’inspiration n’est pas la colombe du Saint-Esprit qui se pose sur notre épaule durant une soirée de grâce au Théâtre des Champs-Elysées, disait-il. L’interprétation est dans la musique écrite !’’ ».
Les élèves d’Aldo Ciccolini conservent le même souvenir.
Ainsi, Marie-Josèphe Jude se souvient de l’extrême attention que son professeur - Ciccolini - portait au texte écrit. Cette attention n’était pas simple obsession d’exactitude, elle allait bien au-delà… Il s’agissait de pénétrer, de bien comprendre, à travers le texte écrit, les intentions et la pensée du créateur. Ciccolini invitait ses élèves à jouer « comme derrière un paravent » : non pas pour s’effacer, devenir neutre ou disparaître, mais pour éviter de se mettre en avant. Seule la musique se devait d’être au premier plan. Par cette image, Ciccolini signifiait que l’on devait placer le compositeur devant les yeux (les oreilles) des auditeurs. En un mot, servir la musique, et non l'asservir.
Marie-Josèphe Jude se souvient aussi que Ciccolini connaissait tout, vraiment tout, et par cœur. Même les parties d’orchestre ! Ainsi, lorsqu’un élève travaillait un concerto (Rachmaninov, Tchaïkovsky, Ravel…), Ciccolini se mettait à un 2ème piano pour jouer l’accompagnement d’orchestre… par cœur ! Et ce pour n’importe quel concerto... Ils sont rares, les professeurs, à posséder à ce point le répertoire.
Cet homme affable, d’un abord très simple, d’une réelle gentillesse, ne voulait qu’aucune barrière ne vienne s’interposer entre ses élèves et lui. Il répétait à ses élèves : « il faut me tutoyer ! ». Marie-Josèphe Jude n’a jamais osé… Les autres non plus. Un tel talent engendre, non pas la distance, mais un profond - et affectueux - respect.
Jean-Noël Ferrel
